La visite en Finlande d’André Malraux en septembre 1963 [fi]

Du 16 au 21 septembre 1963, André Malraux, ministre de la Culture, effectue une visite en Finlande avec son épouse. Conférences du ministre, visites des musées du Parlement, des librairies françaises, dîner en leur honneur chez le premier ministre finlandais Ahti Karjalainen.

Le diplomate finlandais Max Jakobson écrit à propos de cette visite :
"André Malraux visitant la Finlande en 1963, fut conduit dans un cimetière de campagne, pour y voir les tombes de la guerre ; on lui expliqua que tous les soldats morts au combat, et dont le corps avait pu être retrouvé, avaient été ramenés et enterrés chez eux. Visiblement ému : "Enfin, s’écria-t-il, un peuple civilisé !".
(in. La neutralité finlandaise : apparences et réalités, article de Max Jakobson, Politique étrangère, Année 1980, Volume 45, Numéro 2, pp. 453-464) Voir l’article

Visite du Ministre de la culture André Malraux au lycée franco-finlandais

JPEG

Discours prononcé en Finlande par M. André Malraux, Ministre d´État charge des Affaires Culturelles, au dîner offert par Monsieur Ahti Karjalanen, Premier Ministre (16 septembre 1963)

Lorsque le Président de la République de Finlande et Madame Kekkonen sont venus en France, ils ont pu constater pendant leur séjour officiel – mais aussi ce qui est plus instructif, pendant leur séjour privé – la sympathie dont ils étaient l’objet. Je me souviens à Versailles, par un assez mauvais temps, nous avons croisés toute une haie de gosses qui agitaient des petits drapeaux finlandais. Or, les petits drapeaux coûtent le même prix que les tablettes de chocolat – et on ne les mange pas après le passage des présidents. Bien sûr, il y a eu les manifestations officielles ; l’Elysée, Versailles, l’Hôtel de Ville, la place de Finlande...Vous connaissez ces tableaux du Moyen Âge qui représentent la Vierge ou le Christ, avec toutes sortes de personnages considérables – comme nous, Mesdames et Messieurs ; dans un coin, il y a un petit bonhomme qui s’appelle le Donateur. Modeste – mais, sans lui, il n’y aurait pas de tableau. Eh bien, dans un coin du voyage de votre Président, devant le palais les plus illustres d’Europe parce qu’il vit passer tour à tour nos plus grands rois et une liberté qui ne fût pas seulement la nôtre, il y a un enfant de huit ou dix ans, qui agite joyeusement dans la pluie le drapeau finlandais. C’est peut-être le peuple de mon pays ; c’est certainement le Donateur...
Mais après tout, est-ce un donateur très explicable ? J’ai accueilli à Versailles beaucoup d’invités, je n’y ai pas vu tellement de drapeaux. Et vous savez ce que la France connaît de la Finlande ! D’une part, un pittoresque légendaire confus, dont je vous fais grâce. D’autre part, ce dont j’aurais quelque gêne à parler ici, si je n’en avais, en d’autres temps, parlé ailleurs : le courage finlandais. Et ce qui fait rêver n’est évidemment pas le courage, c’est qu’un peuple connu si confusément, le soit si précisément par son courage. Je songe aux armées de neige dans la brume, dont les chevaliers mourants de nos légendes épiques, dressaient les figures autour de leurs glaives. Et lorsque venait le dégel les ennemies ne trouvaient devant eux que les morts et la forêt des épées...
Mais le courage, lui aussi, est assez clair, et je pense que ce qui nous unit l’est moins. Et plus profond. Je pense même que c’est l’un de sentiments les plus profonds de ce siècle.
Les hommes de ma génération, Monsieur le Président, ont connu un temps ou la renonciation à la patrie était liée de la façon la plus profonde à l’éternel rêve de justice des hommes. Je ne parle pas seulement des maîtres de la révolution sociale, dont la gloire n’était pas encore établie ; je parle des hommes qui ont célébré, entre mon pays et la liberté, un vieux mariage que rien n’a pu détruire tout à fait – depuis ceux de la Convention jusqu’à Victor Hugo. Mais Victor Hugo est mort assuré que notre siècle verrait l’union fraternelle des tous les peuples d’Europe ; il les vit se livrer les deux guerres les plus meurtrières de l’Histoire.
Le destin de notre siècle semble se jouer entre les prophéties de Marx et celles de Nietzsche.
Marx avait annoncé qu’au XXème siècle, la lutte des classes deviendrait révolution. Mais il avait aussi été fondateur de l’Internationale, alors que Nietzsche avait dit que le XXème siècle serait celui des guerres nationales. Or, l’histoire de ce siècle est celle des prises de conscience nationales, depuis les nations d’Europe qui niaient cette conscience, jusqu’aux nations d’Asie qui l’avaient oubliée, jusqu’aux nations d’Afrique qui ne l’avaient jamais connue.
Mais ce qui s’opposait d’abord à l’Internationale, au début du siècle, c’était, dans chaque nation, l’idée de sa supériorité sur les autres : le nationalisme « über alles ». Impérialiste par sa nature même, et dont les dernières incarnations furent celles que nous savons. Alors que nous avons découvert dans la dernière guerre, non seulement depuis la France jusqu’à la Finlande, mais encore depuis les Pyrénées jusqu’au Pacifique, que toute vraie nation, la plus faible comme la plus puissante, est un des éléments irrationnels mais invincibles de l’Histoire moderne. La patrie n’est plus le premier objet de notre orgueil et elle devient le premier objet de notre étude.
Vous savez que la condition de la plupart des Européens a plus changé depuis soixante ans, que depuis l’empire romain jusqu’à Napoléon. Que voulons-nous les uns et les autres ?
L’adaptation des Etats à la civilisation nouvelle – l’accord de la justice sociale et de la liberté – l’Europe – la paix. Or, nous savons maintenant que nous ne ferons pas l’Europe, et par conséquent la paix, sans la nation, mais sur la nation. Nous le savons en commun, sans même que nous en parlions ; et peut-être est-ce là notre lien le plus profond, et la raison secrète de la joie de l’enfant qui agitait votre drapeau dans la pluie...
Je lève mon verre à Monsieur le Président de République de Finlande, à Monsieur le Président du Conseil des Ministres, à Madame Karjalainen, à tous ceux qui ont fait ou maintenu la nation finlandaise.

publié le 10/03/2017

haut de page